Thierry J.-L. Courvoisier et Alexandre Mauron
Profs honoraires
Université de Genève
Avril 2020

 

L’épidémie de Covid 19 donne des signes de stabilisation en Suisse. L’augmentation des nouveaux cas
a commencé à s’écarter d’une courbe exponentielle aux alentours du 22 mars et depuis le début
avril, elle connait un net tassement (COVID-19 Information Switzerland https://www.coronadata.
ch/). A leur tour, les chiffres des nouveaux décès donnent des signes de fléchissement. La
pression sur les hôpitaux et en particulier les services de soins intensifs s’atténue. Sans méconnaitre
la possibilité d’un rebond de l’épidémie, la sortie du tunnel est perceptible. Elle est au centre de
l’attention des autorités politiques et de l’opinion publique. Il convient donc de réfléchir aux enjeux
de cette situation dans ses différentes dimensions, scientifique, éthique et politique.


Cette évolution favorable laisse penser que les mesures préventives ont été efficaces. Ces mesures
ont un coût de plus en plus exorbitant, à tous points de vue, non seulement économique, mais aussi
social, psychologique et politique. Coûts qu’il convient de mettre en rapport avec leur bénéfice dans
la prévention de la contagion. Il est exclu de les reconduire purement et simplement jusqu’à ce que
nous ayons terrassé définitivement le virus, ce qui ne pourrait qu’être une illusion. Il est vrai que les
premiers à s’alarmer de ces coûts massifs ont été les milieux économiques, mais ce n’est pas pour
autant qu’ils ont tort. Une économie effondrée ne peut pas entretenir une société harmonieuse. Cela
dit, les coûts dont il sera question ici ne sont pas monétaires -les milieux intéressés se chargeant de
les mettre en évidence- mais plutôt des fardeaux sociaux et humains.


Il y a d’abord des coûts sanitaires associés au confinement : prise en charge retardée ou insuffisante
des pathologies autres que le Covid-19, par compétition pour les mêmes ressources ou par la crainte
de patients d’être contaminés dans les structures de soins, désorganisation des urgences non-Covid-
19, stress dans les familles confinées, violences conjugales, souffrance et dangers encourus par les
personnes âgées en institution, décompensations psychiatriques… En plus de ces problèmes
sanitaires, la pandémie révèle et intensifie les inégalités sociales. Il y a les métiers où le télétravail est
possible et ceux où il est exclu par nature : métiers de la construction et d’entretien des
infrastructures, métiers de la vente, des soins de santé, d’assistance aux personnes dépendantes. Il
se trouve que ce sont souvent des métiers subalternes, à majorité féminine pour certains d’entre eux
et où la prise du risque contagieux est importante. Lorsque le télétravail est possible, il contribue à
faire du domicile un espace multi-usages, à la fois lieu de travail, substitut d’école, lieu de loisirs et de
détente, lieu de vie et d’intimité en partie contrainte.


Cet aspect inégalitaire se reflète dans le vécu du confinement, entre des vacances involontaires mais
somme toute plutôt bienvenues, propices aux loisirs et a une vie de famille plus intense, ou au
contraire un exercice de jonglage quotidien entre un surplus de tâches familiales et de travail, sur
fond de précarité matérielle, de cris d’enfants et d’anxiété pour l’avenir. Être confiné dans une villa
avec un jardin et la possibilité de se promener dans la campagne ambiante est bien différent d’un
confinement dans un petit appartement partie d’un grand complexe d’habitation dans lequel enfants
et parents doivent co-habiter et co-travailler 24h/24h et 7 jours par semaine.

On a donc affaire à une souffrance sociale croissante, dont les coûts humains et psychologiques sont
considérables et naturellement inflationnistes, car ce qui est supportable pendant six semaines, ne
l’est probablement plus si cela dure trois mois. Les mesures de prévention les plus incisives ne sont
socialement et économiquement acceptables que pour une durée limitée, sans compter qu’elles
relèvent d’un état d’exception qui, dans un ordre démocratique, n’est défendable que s’il inclut ses
propres limites. Ces mesures doivent être mise en rapport avec les coûts humains et sociaux dont
elles sont la cause directe ou indirecte.


Cela suffit à réfuter une illusion courante, à savoir que la puissance publique maîtrise
souverainement le calendrier du déconfinement. Il faut plutôt se demander si celui-ci sera organisé,
basé sur une évaluation solide des bénéfices et coûts sous l’autorité acceptée de l’état, ou au
contraire de manière plus ou moins sauvage, par défaut d’adhésion du public aux mesures
restrictives. Pour planifier la sortie progressive du confinement, il convient de découvrir quelles
mesures ont eu le plus d’effets bénéfiques, lesquelles étaient en revanche moins utiles et de définir
lesquelles on peut lever en priorité. Cela présuppose une connaissance approfondie du déroulement
de la pandémie, entre autres par des dépistages élargis du virus et du statut immunologique de la
population -la Suisse est en bonne voie mais peut faire beaucoup plus dans ce domaine- mais aussi
des effets négatifs de ces mesures -probablement plus difficile encore à évaluer de manière solide-.
Les mesures de prévention de toute nature ne relèvent pas d’un simple calcul coût efficacité,
d’autant que celle-ci a plusieurs dimensions. Les mesures préconisées réduisent-elles suffisamment
la propagation de l’infection ? Mais aussi : les gens se comportent-ils comme on le souhaite, y
compris si ça dure plus longtemps ? https://www.the-scientist.com/news-opinion/the-effects-ofphysical-
isolation-on-the-pandemic-quantified-67407. A ces deux questions s’ajoutent une troisième,
plus troublante : ces mesures sont-elles plus ou moins corrosives pour les libertés individuelles et la
participation de chacun à la vie sociale ? Comparons sous cet angle les principales mesures
appliquées ou en discussion.


Les mesures d’hygiène et de distance sociale classiques, celles des affiches rouges qu’on voit partout,
sont les plus indiscutables. Le lavage des mains au savon et l’usage du gel hydroalcoolique relèvent
d’une hygiène personnelle aussi utile en d’autres circonstances, par exemple la grippe saisonnière. La
renonciation aux poignées de mains et aux embrassades ne sont pas totalement anodines mais elles
ont peu de chances de plomber sévèrement le moral de la nation. La distance de sécurité est déjà
beaucoup plus lourde en termes d’organisation pour de nombreux commerces et manifestations
publiques et pour les relations humaines et amoureuses. Mais c’est le confinement au domicile qui
est la mesure la plus incisive. Les autorités qui l’imposent en temps de crise sont cependant aussi
responsables d’en mitiger les effets délétères, dans la mesure du possible. On pense à l’accès aux
réseaux de télécommunication, à l’assistance aux parents mis en difficulté par l’école à la maison, ou
aux personnes âgées peu familières des moyens de communication actuels, ou encore aux personnes
isolées qui ne peuvent pas compter sur des proches pour faire leurs courses, ou encore à l’accès à
des réseaux virtuels permettant de briser des solitudes angoissantes. Il y a heureusement une
tradition de bénévolat très vivante dans notre pays et une mobilisation pour fournir de telles aides,
mais cela ne décharge en aucun cas la puissance publique de sa responsabilité dans tous ces
domaines.


De façon plus globale, l’exacerbation de la fracture sociale liée tant à l’épidémie elle-même qu’aux
réalités du confinement est un défi que les autorités se doivent de relever. Cette fracture est d’une
part intérieure à notre environnement local, national et continental, et d’autre part internationale.
La prise en compte des conséquences que ces disparités peuvent causer relève des autorités locales,
nationales et européennes, elles devraient relever d’une autorité globale qui fait cruellement défaut
pour faire face aux défis planétaires.


Au niveau européen, on parle aujourd’hui avec une certaine légèreté d’un confinement spécifique
aux personnes de plus de 65 ans, qui serait nécessaire pour accompagner le déconfinement général
(https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-les-personnes-agees-confineesjusqu-
fin-2020-en-europe-6806336). Des restrictions spécifiques à cette classe d’âge sont débattues,
y compris en Suisse. Un confinement imposé à toute une classe d’âge au motif qu’elle est
statistiquement plus à risque d’une forme sévère du Covid-19, serait une transgression
particulièrement grave du droit fondamental à la liberté de mouvement. Bien entendu, il existe des
restrictions à ce droit qui sont légitimes, comme le placement aux fins d’assistance, mais celui-ci ne
peut être décidé que sur une base individuelle, comme mesure de dernier recours entourée de
précautions juridiques par le Code civil. L’imposer à toute une classe d’âge pour une durée indéfinie
et sans voies de recours est une discrimination qui aurait été inimaginable il y a encore quelques
semaines. Affirmer que c’est « pour leur bien » n’y change rien. Un état démocratique libéral peut
exercer un paternalisme limité pour la protection d’individus en fonction de leur situation
personnelle. Il ne peut pas, même pour leur protection, enfermer sans leur consentement des
catégories entières de la population définies par un critère purement statistique. Ce confinement
« âgeiste » serait fondamentalement différent de l’isolement de personnes infectées et la
quarantaine de leurs proches. De telles mesures sont classiques en santé publique, justifiées par un
risque défini sur une base individuelle mais pas par l’appartenance à une catégorie définie par l’âge
chronologique. En l’absence de dépistage sérologique généralisé, le confinement des seniors est
doublement contraire à l’éthique puisqu’il revient à mettre aux arrêts domiciliaires des personnes
majoritairement non infectées.


Pour éviter d’en arriver à de telles extrémités, on sait que le déconfinement devrait être accompagné
d’un très gros effort de dépistage des personnes infectées asymptomatiques et
d’isolement/quarantaine des personnes positives et de leurs contacts. Par ailleurs, le port du masque
est une mesure barrière dont l’importance ne peut que croître. Elle est en somme un confinement
portable, bien moins restrictif dans la vie quotidienne que le confinement proprement dit. Et comme
le masque chirurgical actuel protège autrui plutôt que le porteur, il importe que son usage soit
généralisé dans l’espace public puisque la protection qu’il offre est basée sur la réciprocité. Enfin, on
peut penser qu’un investissement de recherche ciblé en ingénierie textile et science des matériaux
pourrait améliorer le masque dans le sens d’une protection bidirectionnelle et d’une réutilisation
possible. En fait, le masque est probablement incontournable pour un retour à une vie relativement
normale. C’est bien ce qui se dessine dans les politiques de déconfinement actuellement engagées.